Juin 10, 2025 | Histoire | 1 commentaire

Mafia italienne et lesbiennes butch : une alliance hors du commun

Par Kaïla

Oui oui, vous avez bien lu. Il a bel et bien existé un partenariat – tacite, ambigu, mais réel – entre la mafia italienne et les lesbiennes butch dans les années d’après-guerre. J’ai été aussi surprise que vous par cette découverte, et c’est pourquoi je vais m’efforcer de vous expliquer comment cette alliance hors du commun a vu le jour dans un contexte socio-historique bien particulier.

Temps de lecture: 3 minutes
Greenwich Village, New York, United States
Tout commence à Greenwich Village, New York, entre 1945 et 1968. Surnommé « The Village », ce quartier était un refuge pour les artistes et les marginaux. Il est aujourd’hui connu pour avoir été l’un des épicentres new-yorkais de la contestation sociale dans les années 60, berceau à la fois du mouvement hippie et des premières luttes pour les droits LGBTQ+. Dès les années 50, de nombreux bars gays et lesbiens y ont fait leur apparition. Mais l’homosexualité étant encore criminalisée à cette époque, ils étaient souvent cibles de raids par la police. C’est là qu’est entré en scène un acteur inattendu : la mafia italienne. Ces bars clandestins faisaient partie des rares lieux permettant à la communauté LGBTQ+ de vivre et d’aimer, avant même que le sigle qui les désigne n’existe. La mafia italienne s’est intéressée à ces bars dans le but de s’implanter dans un marché parallèle et de capitaliser sur ces espaces de résistance. Elle a acheté ces établissements, garantissant en échange leur protection contre les descentes de police grâce à un système de pots-de-vin, d’intimidation, voire de violence.
Mais qu’est-ce que les lesbiennes butch ont à voir là-dedans ? Justement, j’y viens. Butch est un terme anglais qui désigne des lesbiennes à l’allure volontairement masculine : cheveux coupés courts, pantalon, veste en cuir ou chemise d’homme… Un look qui ne passe pas inaperçu dans l’Amérique conservatrice des années 50. Plus qu’un style, c’était une manière de revendiquer une identité et une forme de visibilité dans un monde qui cherchait à les effacer. Correspondant aux codes du machisme italien, cette apparence leur a valu un certain respect auprès de la mafia. Dans les bars clandestins, les butch occupaient des figures d’ordre, travaillant en tant que serveuses, barmaids, videuses ou animatrices. Bien qu’elles n’aient pas été impliquées directement dans l’organisation interne du business mafieux, leur présence était indispensable à l’attractivité et la rentabilité des lieux.
C’est ainsi qu’une cohabitation hors du commun est née : la mafia fermait délibérément les yeux sur la sexualité des butch tant qu’elles profitaient au business. Il ne s’agissait pas d’une acceptation réelle, mais plutôt d’une tolérance utilitaire. En exploitant ces espaces, la mafia contribuait paradoxalement à rendre leur existence possible, et les lesbiennes y trouvaient un rare espace de visibilité. Certaines d’entre elles, défendues par la mafia, ont même gagné une forme d’autorité et de reconnaissance. Les deux partis bénéficiaient de cette alliance d’une manière ou d’une autre.
Cette collaboration singulière, qui a duré près de 20 ans, a brutalement pris fin en 1968 sous l’effet de plusieurs bouleversements sociétaux : les émeutes de Stonewall, la révolution sexuelle, le mouvement des droits civiques et les enquêtes internes lancées contre la corruption au sein de la police new-yorkaise. Quoi qu’il en soit, ce genre de compromis inattendus nous rappelle à quel point la communauté LGBTQ+ a dû négocier sa survie dans un monde qui lui était profondément hostile.

Pour la rédaction de cet article, je me suis basée sur la thèse de Master d’Alison Jean Helguet : ‘’You Wanna Play Rough ?’’: The Unlikely Partnership of the Italian Mafia and Butch Lesbians in Greenwhich Village, 1945-1968, (2022), qui explore en profondeur cette histoire méconnue (DOI : 10.58809/GBVQ3501).

Crédits photo: https://images.unsplash.com/photo-1529465996627-1eebcf328f3e?q=80&w=1974&auto=format&fit=crop&ixlib=rb-4.1.0&ixid=M3wxMjA3fDB8MHxwaG90by1wYWdlfHx8fGVufDB8fHx8fA%3D%3D